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Arman s'engage à fournir dans un délai de dix mois deux navires; il est autorisé à confier la construction de deux autres navires à M. Voruz, également membre du corps législatif. Les deux premiers navires devaient être armés à Bordeaux; les deux autres à Nantes ou plutôt à St. Nazaire.

M. Erlanger, banquier de M. Bullock, intervient au contrat pour en garantir en partie le paiement.

Les États-Unis reprochent encore à M. Arman d'avoir le 1 juin 1863, écrit une lettre au ministre de la marine pour lui demander l'autorisation d'armer ces navires et d'avoir sciemment trompé le ministre en lui donnant l'assurance que ces navires étaient destinés aux mers de la Chine et du Pacifique, et d'avoir ainsi frauduleusement surpris l'autorisation gouvernementale, qu'il a en effet obtenue le 6 juin 1863. Les Etats-Unis produisent tous les écrits à l'appui de leurs assertions; et toutes les circonstances et toutes les conditions du contrat du 15 avril 1863 sont parfaitement établies par le texte du traité même et par la présentation des correspondances échangée entre les diverses parties engagées. De plus, par une lettre du 12 juin 1863, M. Arman proposait aux agents du sud de se charger encore de la confection de six batteries canonnières blindées; il s'engageait aussi à obtenir les autorisations gouvernementales nécessaires pour l'armement de ces navires.

Tous ces faits avaient jusqu'alors échappé à l'attention du gouvernement français, quand, en septembre 1863, M. Bigelow, consul américain à Paris, les signala à M. Dayton, ministre plénipotentiare des États-Unis en France.

Celui-ci les fit connaître immédiatement au gouvernement impérial et demanda formellement à M. Drouyn de Lhuys que l'autorisation d'armer les navires accordée à M. Arman par le ministre de la marine lui fût retirée.

Ces communications surprirent le gouvernement français ainsi qu'il résulte des dépêches de M. Dayton à M. Seward des 11 et 22 septembre 1863.

Il se fit une échange de correspondances entre le ministre des affaires étrangères et le ministre de la marine. Ce dernier déclare "qu'il ne pouvait que s'en rapporter à la déclaration de MM. Arman et Voruz, et ne saurait être responsable des opérations illicites qui pourraient être entreprises."

Le gouvernement français fit une enquête, MM. Arman et consorts nièrent énergiquement les faits dont l'évidence était cependant indiscutable. Et le 22 octobre 1863, M. Drouyn de Lhuys écrivait à M. Seward que MM. Armand et Voruz, montraient une véritable indignation à l'endroit des charges qui pèsent sur eux.

Quoiqu'il en soit, le ministre de la marine notifia à MM. Armand et Voruz [51] qu'il leur retirait l'autorisation* qu'ils avaient obtenue pour armer les quatre

navires en construction à Nantes et à Bordeaux.

Le retrait de l'autorisation ne semble pas avoir arrêté MM. Arman et consorts dans leurs opérations; les agents des États-Unis continuèrent leur étroite surveillance.

M. Arman, en février 1864, pendant la discussion de l'adresse au corps législatif, proposa un amendement qui tendait à pousser le gouvernement français hors des voies de la neutralité; mais cet amendement fut retiré par son auteur.

Dans une dépêche de M. Dayton, à M. Seward du 14 février 1864, le ministre américain, à Paris, regrette que cet amendement ait été retiré, car cela eut été une excellente occasion de mettre en lumière toutes les circonstances de l'histoire de la construction des corsaires à Nantes et à Bordeaux.

MM. Arman et consorts pour dégager leur responsabilité paraissent avoir affirmé au ministre des affaires étrangères de France que deux navires cuirassés avaient été vendus au gouvernement danois; M. Drouyn de Lhuys le disait à M. Dayton le 4 février 1864.

M. Dayton prit des informatious à Copenhague. La réponse du gouvernement danois fut négative.

En avril 1864, pareille communication fut faite à M. Dayton par M. Drouyn de Lhuys, avec cette différence que cette fois les mêmes deux navires avaient été vendus à la Suède le 15 avril 1864; le ministre des affaires étrangères de Suède et Norvége démentait le fait dans une dépêche adressée au ministre des États-Unis, à Stockholm. Enfin à la séance du 12 mai 1864, du corps législatif, l'orateur du gouvernement donna les assurances les plus positives que les navires de M. Arman ne sortiraient pas des ports français, sans qu'il fut bien "démontré que leur destination n'affecte point les principes de neutralité que le gouvernement français veut rigoureusement observer à l'égard des belligérants."

En présence de ces allures si décidées du gouvernement impérial les deux navires de Bordeaux, l'Yeddo et l'Osaka, furent définitivement vendus et livrés à la Prusse en juin et juillet 1864.

Les deux navires construits à Nantes, le San Francisco, et le Shanghai, donnèrent lien à tout autant de surveillance, de correspondances que ceux de Bordeaux. Par suite des mesures prises par le gouvernement impérial les contracteurs nantais furent obligés de les vendre au gouvernement péruvien, qui en prit livraison dans les premiers jours de 1865. M. Voruz assure avoir remboursé à M. Bullock toutes les sommes qu'il a reçues.

'Moniteur du 13 mai 1864.

du gouvernement péruvien pour prix de ces deux navires, et que ces sommes sont égales à celles qu'il avait lui-même touchées des agents du sud; seulement un excédent de bénéfice a été partagé entre M. Voruz et M. Bullock.

Restaient encore deux béliers blindés avec éperons que M. Arman s'était engagé à construire par un deuxième contrat du 16 juillet 1863, par conséquent postérieur au contrat du 15 avril 1863. Ce sont là les deux navires qui avaient été déclarés comme vendus successivement au Danemarck et à la Suède.

Voici leur histoire telle que la racontent les États-Unis.

L'un d'eux s'appelait le Sphinx. Le 31 mars 1864, un mandataire de M. Arman, M. Arnous-Rivière, signait un contrat de vente du Sphinx avec le gouvernement danois. Le navire devait être livré le 10 juin 1864, mais il ne fut prêt que le 20 octobre, et le gouvernement danois, sur le rapport de ses officiers, et aussi sur le rapport d'un arbitre du tribunal de commerce de Bordeaux, refusa définitivement de devenir acquéreur du Sphinx.

Mais M. Arman, sous prétexte qu'il voulait s'en rapporter à la générosité du gouvernement danois pour le prix, obtint l'autorisation d'envoyer le Sphinx à Copenhagne. Il le sortit ainsi du port de Bordeaux; le navire fut envoyé à Copenhague sous pavillon français, et reçut le nom de Stoer Kodder.

Mais le gouvernement danois ne voulut point acheter (à ancun prix, parait-il), le navire de M. Arman, et celui-ci dût songer à le ramener en France. Comme le capitaine et l'équipage français avaient été congédiés à Copenhague à l'arrivée du navire, il fallut le pourvoir d'un équipage danois, et le même mandataire de M. Arman, M. Arnous-Rivière, obtint la faveur toute exceptionelle de faire partir le navire sous pavillon danois, mais seulement pour le voyage de Copenhague jusqu'à Bordeaux, où les papiers de bord devaient être remis au consul danois.

M. Arnous-Rivière partit alors sur le Stoer Kodder, et après plusieurs relâches vint jeter l'ancre dans les eaux françaises devant la petite ile d'Houat, voisine de la presqu'ile de Quiberon. Là, le Stoer Kodder prit le nom d'Olinde, et devint un navire de guerre pour les confédérés du sud. En effet, par le soins des MM. Dubigeon, de Nantes, qui avaient pris part à la construction du Shanghai et du San Francisco, un remorqueur de St. Nazaire avait apporté du charbon à l'Olinde, puis débarquá la majeure partie de l'équipage danois à Quiberon, et les officiers à St. Nazaire.

En même temps un vapeur anglais apportait à l'Olinde son artillerie et ses munitions, ainsi qu'un équipage confédéré. Cet équipage était celui du corsaire la Florida, le commandant était le Capitaine Page. Le bélier changea encore une fois de nom et devint le Stonewall, il se rendit en Espagne, au Ferrol.

Ces faits s'étaient passés dans les derniers jours de janvier 1865; le gouvernement français n'en fut averti que trop tard. Il déclina tout responsabilité, et la rejeta sur le Danemarck, qui avait eu le tort de délivrer des papiers de navigation à ce navire, qui devait à juste titre lui être suspect.

En Espague le représentant du gouvernement des États-Unis voulut en vain faire retenir le Stonewall. Le corsaire partit pour Lisbonne, mais les autorités portugaise l'obligèrent à partir immédiatement. Il était surveillé par deux frégates américaines, le Niagara et le Sacramento, qui suivirent le Stonewall jusque dans le port de la Havanne, où les autorités espagnoles le remirent aux agents américains.

Il y eut, à l'occasion de ces faits, un échange, de communications entre M. Drouyn de Lhuys et M. Bigelow; une lettre écrite par ce dernier le 10 février 1855, constate que le ministre de la justice en France avait été saisi de la connaissance de ces faits, afin d'y être statué conformément à la loi s'il y avait lieu. Du reste M. ArnousRivière ne niait point ces faits, et dans une lettre publiée dans un journal, il déclarait qu'il était prêt à répondre à la justice, et à lui prouver qu'il n'avait pas violé les lois. Le gouvernement américain ne s'est plus occupé de la poursuite criminelle qu'on lui avait annoncée et ne sait pas ce qu'il en est advenu.

Quant au second bélier blindé, que M. Arman construisait en même temps que le Stonewall et qui s'appelait le Chéops, il fut vendu à la Prusse. Le gouvernement français avait pris les mesures les plus sévères pour s'assurer de la sincérité de cette vente, M. Drouyn de Lhuys "was unwilling to be caught again, as in the case of the Stonewall;" ainsi que le dit M. Bigelow dans une lettre à M. Seward à la date du 17 mars 1865.

Tels sont les faits que les Etats-Unis exposent à la justice française et sur lesquels ils s'appuient pour intenter un procès à MM. Arman, Voruz, Dubigeon, Erlanger, et

autres.

L'instance à deux objets, 1o, une revendication de propriété; 2o, un règlement de dommages-intérêts. Les Etats-Unis réclament d'abord comme leur propriété nationale, l'argent qui a été versé entre les mains de M. Arman et consorts par des individus se disant agents confédérés, et que les défendeurs détiennent en vertu d'actes illicites et sans titre légitime.

Les Etats-Unis poursuivant en second lieu, conformément à l'article 1382 du code Napoléon, la réparation du préjudice que leur ont causé les défendeurs [52] *pendant les années 1863, 1864, et 1865 en violant à leur égard les dévoirs de la

neutralité, tels qu'ils résultent du droit des gens et des dispositions spéciales des lois de la France.

Pour justifier son action en revendication de l'argent payé à MM. Arman et autres, le gouvernement de Washington prétend que c'est là de l'argent enlevé à la trésorerie des Etats-Unis par des rébelles qui n'ont jamais été reconnus comme un état; l'autorité fédéral n'a jamais cessé d'exister en droit dans les états insurgés; la qualité de belligérants reconnue aux confédérés par la France n'a pu infirmer le droit de l'autorité fédérale; la France, en attribuant aux confédérés la qualité de belligérants, n'a eu pour but et pour effet que de maintenir sa propre neutralité. L'argent versé entre les mains de MM. Arman et autres n'a été fourni qu'en vertu d'un contrat illicite, et doit, par conséquent, être restitué au légitimes propriétaires qui sont les États-Unis. Cette argumentation est appuyée de textes de la constitution américaine, du code Napoléon, d'opinions d'auteurs qui ont écrit sur le droit des gens et défini les cas de violation de la neutralité et les conséquences que ces cas entraînent, et de la citation des traités mentionés dans l'histoire et relatifs à la neutralité entre les nations, et des précédents qui ont signalé les rapports des peuples dans les guerres antérieures.

Enfin, les Etats-Unis cherchent à démontrer qu'ils ont toujours observé partout les lois de la neutralité et citent, à ce propos, les indemnités qu'ils ont accordés à des sujets anglais en 1794; ces sujets anglais avaient été lesés par des corsaires français qui, à l'insu du gouvernement américain, étaient sortis des ports de l'Amérique où ils avaient été équipés.

Les Etats-Unis citent d'autres cas où ils se sont empressés de faire respecter les droits de la neutralité. En 1853 ils ont fait interrompre la construction des vaisseaux destinés à la Russie, même avant que la guerre ne fut commencée; en 1855 ils ont arrêté le Maury sur le simple soupçon d'être équipé en corsaire.

Après avoir ainsi mis en relief les procédés de l'Amérique, les États-Unis mettent en évidence les actes reprochés à MM. Arman, Voruz, et autres, et prouvent qu'ils sont illicites et contraires au droit des gens et aux lois de la France. Il n'est donc pas douteux que les sommes remises à MM. Arman et autres, en vertu de contrats illicites, sont sans cause dans leurs mains et qu'ils en doivent la réstitution à leur légitime propriétaire les Etats-Unis, d'autant plus que MM. Arman et consort n'ont jamais pu ignorer les vices de leur possession, et que d'après les articles 549 et 550 du code Napeléon, le possesseur de mauvais foi ne fait jamais les fruits siens, et doit les restituer au propriétaire légitime; au moyen de ce dernier argument les États-Unis réclament à MM. Arman et autres non seulement les sommes elles-mêmes mais l'intérêt à partir du jour où l'argent a été encaissé en France.

Le deuxième objet de la demande des États-Unis contre MM. Arman et consorts est une somme de 2,800,000 francs de dommages-intérêts. Cette demande repose sur l'article 1383 du code Napoléon, qui dit, "Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer.” Voici comment les Etats-Unis justifient du préjudice qu'ils ont éprouvé.

MM. Arman et consorts au moyen de leur position officielle dans le monde politique, ont fait et laissé croire qu'ils agissaient avec l'assentiment secret du gouvernement français et ont ainsi donné des espérances à la rébellion du sud qui s'attendait à une intervention française.

Les armaments qui se préparaient en France ont paralysé le commerce américain à ce point, que les armateurs du nord, pour se soustraire aux menaces des corsaires préparés en Angleterre et en France, ont fait dénationaliser leurs navires. C'est ainsi que 715 navires américains sont devenus anglais pendant la guerre de la sécession.1 MM. Arman et consorts sont en partie cause des appréhensions du commerce américain, de la paralysie qui a atteint ses opérations, et lui ont ainsi causé un préjudice réel dont ils doivent la réparation.

Quant au chiffre même des dommages-intérêts les Etats-Unis assurent que la somme de 2,800,000 francs est très-modérée en présence du chiffre des indemnités qu'ils réclament à l'Angleterre.

Tel sont les éléments du procès du gouvernement de Washington contre les armateurs français. J'ai puisé ces éléments dans le dossier des avocats des États-Unis.

Je n'ai pu connaitre encore les défenses que produiront MM. Arman et consorts; on pense qu'ils déclineront la compétence des tribunaux français en cette matière qui est toute politique. On dit encore qu'ils prétendront que s'ils ont violé la loi de France c'est le gouvernement française seul qui peut leur en demander compte et engager leur résponsabilite, mais nullement un gouvernement étranger.

C'est là tout ce que l'on sait jusqu'à présent sur la défense. En attendant qu'elle se soit fait connaître j'ai pensé qu'il était utile d'exposer les moyens de la demande à cause du conflit existant à ce même sujet entre la Grande-Bretagne et l'Amérique. Cet exposé fait suite à mes notes antérieures que le foreign office m'avait demandées. Je souhaite qu'elle remplisse son attente.

Je, &c.,
(Signé)

PARIS, le 3 décembre 1867.

'Lettre de M. Seward à M. Bigelow, le 15 mars 1865.

TREITT.

FRANCE.-No. V.

Extract from the Moniteur of the 5th of April, 1868.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE-ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. Les neutres pendant la guerre d'orient-Mémoire lu par son excellence M. Drouyn de Lhuys dans la séance du 4 avril 1868.

(Received from Her Majesty's embassy at Paris.)

Les péripéties qui ont amené la guerre d'orient en 1854 sont présentes à tous les souvenirs. L'ambassade hautaine du prince Mentchikoff, à Constantinople, et ses exigences impérieuses avaient, en démasquant tout à coup les plans du cabinet de Saint-Pétersbourg, rapproché les puissances occidentales dans un sentiment de solidarité devant le péril qui s'annonçait. La France, d'abord particulièrement impliquée dans la discussion qui s'était engagée au sujet des Lieux-Saints, n'a pas tardé à reconnaître et à proclamer le caractère européen du débat, agrandi par les prétentions inattendues de la cour de Russie. L'Angleterre, s'associant à nos vues, s'était placée résolûment à nos côtés. L'Autriche, la Prusse, la plupart des états de l'Europe retrouvaient leur propre cause dans celle de l'équilibre général menacé, et témoignaient leurs sympathies aux défenseurs de l'intérêt commun.

Bientôt la situation dessinée dans l'ombre des négociations diplomatiques se produisait au grand jour. La Russie poussant plus avant dans la voie où elle était entrée, passait des paroles aux faits et occupait une partie du territoire ottoman. Cette puissance, naguére si entourée de clients et d'amis, se condamnait ainsi elle-même à marcher dans l'isolement, car les alarmes qu'elle suscitait détachaient d'elle les derniers appuis de sa politique. L'Autriche, atteinte dans sa sécurite par les événements dont sa frontière état théâtre, rassemblait ses troupes et se montrait disposée à [53] soutinir, le cas échéant, ses protestations par les armes. La modération de la

France et de l'Angleterre, qui avaient determiné le sultan à ne pas considérer comme un acte de guerre l'invasion d'une province de son empire, eût pu encore détourner la catastrophe; mais la lueur sinistre de l'incendie de la flotte turque, bombardée devant Sinope, fit éclater aux yeux de tous l'inévitable nécessité de la guerre.

Les puissances alliées ne songèrent plus qu'à l'accomplissement des devoirs qui s'imposaient à elles. Unies pour le salut de l'Europe, que le démembrement de la Turquie eût exposée à une crise redoutable, la France et l'Angleterre puisaient dans le sentiment du droit et dans l'intimité d'une alliance honnête une force proportionnée à la grandeur de l'entreprise.

On se rapelle le prodigieux élan de ces jours de résolution énergique et de cordiale confiance. Les gouvernements, animés du même esprit qui entraînait les deux nations l'une vers l'autre, s'attachaient à faire disparaître, au profit de la civilisation et de l'humanité, les traces de divisions séculaires.

Un des objets essentiels sur lesquels devait d'abord se porter leur attention était la conduite, qu'en leur qualité de belligérants, ils auraient à observer à l'égard des puissances neutres. Sur ce point, comme sur tant d'autres, des traditions divergentes les séparaient. Cependant, l'intérêt de la cause qu'ils avaient prise en mains leur conseillait de se mettre d'accord, dès le début des hostilités, sur cette importante question. En effet, les forces alliées, appelées à opérer ensemble dans des conditions identiques, pourraient-elles obéir à des principes dissemblables sans amener une confusion funeste et une série de conflits? N'était-il pas à présumer, d'autre part, que les neutres, dont nous devions nous efforcer de conserver le bon vouloir, se verraient, avec étonnement, dans une guerre enterprise au nom de l'équité internationale, soumis à des restrictions qui ne découleraient pas d'une règle constante et précise, et qu'ils réagiraient, au détriment de notre œuvre commune, contre les vexations d'une jurisprudence sans uniformité ?

L'histoire des derniers siècles atteste, par une suite de sanglants témoignages, combien la Grande-Bretagne et la France ont compris différemment dans le passé les droits et les devoirs des puissances maritimes en temps de guerre; le profond dissentiment des deux nations à cet égard s'est manifesté par des luttes continuelles, où rien n'était épargné pour faire prévaloir l'une contre l'autre des législations opposées.

Au moment où allait s'ouvrir la guerre d'orient, le droit professé par les deux nouvelles alliées, tel qu'il résultait pour chacune d'elles de leurs antécédents historiques, des stipulations fondamentales de leurs lois et de leurs traités avec d'autres états, enfin, des livres de leurs publicistes les plus autorisés, pouvait se résumer comme il suit :

La France, s'armant du droit reconnu par les usages de la guerre de priver son ennemi d'une portion considérable de ses ressources au moyen de la destruction de son commerce maritime, mais combinant l'exercice de ce droit avec le principe de l'inviolabilité du pavillon des puissances non-belligérantes, considérait qu'il lui était permis de saisir, avec les bâtiments ennemis, toutes les marchandises chargées à bord, même

H. Ex. 282, vol. iii-23

celles qui appartiendraient à des neutres. Fidèle, d'autre part, au respect dû aux puissances avec lesquelles elle demeurait en paix, elle s'interdisait de capturer sur leurs navires la propriété même de ses ennemis.

L'Angleterre, ne se préoccupant que d'aller droit à la marchandise de son adversaire pour l'anéantir, et indifférente aux salutaires fictions derrière lesquelles s'abrite l'indépendance des petits états, s'arrogeait la faculté de visiter tout bâtiment rencontré en haute mer, et, quel qu'en fût le pavillon, d'y confisquer les biens de l'ennemi. En revanche, elle s'abstenait de toucher à la propriété neutre, même sous pavillon belligérant.

C'était encore une tradition de la Grande-Bretagne que d'interdire aux neutres, pendant la guerre, le commerce que les belligérants réservent en temps de paix a leurs propres sujets, comme c'est le cas dans plusieurs pays pour le cabotage et la navigation coloniale. Cette prétention, emise d'abord, au début de la guerre de sept ans, s'était maintenue dans la doctrine anglaise sous le nom de la règle de 1756.

Enfin, en matière de blocus, les Anglais avaient adopté des pratiques contre lesquelles au temps de nos grandes guerres, nous avions toujours élevé les protestations les plus vives. Tout en proscrivant en théorie les blocus sur papier, ils avaient fait des blocus par simples croisières une application non moins abusive. Il suffit de rappeler que le blocus continental, cette mesure gigantesque de rétorsion, a été provoqué, au commencement de ce siècle, par les excès dont le gouvernement britannique avait donné l'exemple.

Telles étaient les coutumes diverses qu'il s'agissait de ramener à l'unité. Dès les premiers jours de janvier 1854, le ministre des affaires étrangères de France signalait, dans ses entretiens avec le représentant de la Grande-Bretagne, à Paris, l'importance considérable qui s'attachait, selon lui, à une manifestation publique de bon accord entre les deux pays sur des questions d'une conséquence si décisive pour la nature de leurs rapports avec les puissances neutres.

Afin d'atteindre ce but, on devait éviter, disait-il, l'invocation de principes absolus, car l'opposition entre ceux que l'Angleterre maintenait avec une énergie traditionnelle et ceux que nous nous faisions gloire de défendre était tellement radicale, qu'en les dressant les uns en regard des autres, on se condamnait à une contradiction sans issue. Il fallait trouver un terrain sur lequel les alliés, en réservant au besoin leurs théories particulières, puissent se concerter pour une pratique commune. Or, cela n'était possible qu'à une condition, c'est que chacun renonçât, au moins pour la durée de la guerre, à user des facultés que l'un des deux s'estimait permises, mais que proscrivait l'autre. Il est concevable, en effet, que, sans répudier un droit, sans se départir d'une prétention, l'on s'abstienne pour un temps de les faire valoir, tandis qu'on ne saurait, sans inconséquence, exercer, même exceptionnellement, des actes dont on conteste la légitimité. Ce mode de transaction, laissant intactes les doctrines, ne heurtait aucun principe, ne soulevait aucun embarras. Destiné d'ailleurs à être accueilli avec reconnaissance par les puissances non-belligérantes, il était conforme aux intérêts comme aux intentions libérales des alliés.

Un tel langage, tout en impliquant de notre part l'abandon de quelques-uns des priviléges que revendiquait notre marine, était cependant en harmonie avec nos traditions nationales, constamment favorables aux droits des neutres et à la liberté des mers. De sérieux motifs de réflexion, tirés de la situation génerale du moment, nous encourageaient dans cette voie. L'initiative de la France et de l'Angleterre, marchant an secours d'un allié opprimé, avait l'opinion pour elle dans la plus grande partie de l'Europe, et cette disposition des esprits était un élément de force pour les deux puissances, qui pouvaient espérer en retirer un jour une aide plus effective encore. Une des conséquences heureuses de leur attitude était de leur permettre de déclarer l'alliance ouverte à tous les états qui, en vue de l'intérêt général, voudraient y accéder dans les termes où elles-mêmes l'avaient conclue. Elles devaient donc veiller à ce que rien, dans leur conduite, ne vint blesser des neutralités bienveillantes qu'elles désiraient transformer en concours avoué.

On sait de quel poids pesèrent, en effet, les puissances neutres dans les négociations relatives à la guerre d'orient, combien le suffrage approbateur du plus grande nombre, l'adhésion formelle de quelques-unes, contribuèrent à assurer à la France et à l'Angleterre cette position prédominante que consacra définitivement le succès de leurs armes. Les cours allemandés, en particulier, influèrent beaucoup par leurs résolutions sur la marche des événements. Or, au moment où la crise éclatait, l'Allemagne entière était soumise depuis trop longtemps à l'ascendant de notre adversaire, grands et petits états étaient rattachés à lui par trop de liens, pour qu'il fût sage, en prévision du rôle réservé à ce pays, de refroidir par l'alarme des intérêts matériels les sentiments qui con:mençaient à s'y faire jour en notre faveur.

[54] *La prudence qui nous commandait de ménager le commerce allemand devait nons conseiller'de même à l'égard des puissances scandinaves, dont la position géographique rendait, pour les deux parties, l'amitié précieuse, l'hostilité inquiétante. Parmi les traditions qui liaient à la cour de Saint-Pétersbourg les cabinets de Stockholm et de Copenhague, le souvenir des neutralités armées de 1780 et de 1800 tenait une place

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