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LE GLANEUR,

ου

ESSAIS DE NICOLAS FREEMAN:

CHAPITRE PREMIER.

Caractères.

LA

A plupart des hommes de lettres regardent le public comme un créancier qui a droit d'exiger la connoissance de toutes les idées et fantaisies qui frappent leur imagination et occupent leur esprit. Ces messieurs mettent en général beaucoup d'exactitude dans leurs paie-. mens; et ils pourroient servir de modèles à quelques autres débiteurs qui ne sont que trop sujets à perdre la mémoire. M'étant enrôlé sans cérémonie, et de mon autorité privée, dans cette respectable société, je me fais un devoir de suivre exactement les traces de mes devanciers, et de soumettre ma conduite aux règles qu'ils ont établies. En conséquence, j'avertis le public que je vais lui payer mes dettes: je parle seulement de mes dettes littéraires; je penserai aux autres en temps opportun; j'attendrai même avec rési

gnation, pour m'en occuper, que j'aie réglé mes comptes avec cet honnête public que je considère comme mon principal créancier. Si l'on me demande sur quel fonds je prétends assigner mes paiemens, je n'aurai pas de peine à répondre catégoriquement à cette question. Afin donc que l'univers sache à quoi s'en tenir sur mes talens, ou plutôt sur mon génie, je déclare, 1o. que je suis assez versé dans la connoissance des caractères grecs pour lire couramment les livres écrits dans la langue de Démosthènes, pourvu qu'ils ne soient pas trop chargés d'abréviations. Aussi, quoique dans le fond je n'entende guère mieux le grec que certains professeurs dont je tairai le nom, je puis me vanter de passer pour un grand helléniste dans tout mon quartier. J'imagine donc qu'en prenant une traduction ancienne ou moderne, et changeant quelques mots, regrattant quelques phrases, je puis, comme un autre, la faire imprimer sous mon nom, et en enrichir la littérature à mes risques et périls. Je sens bien que par là je m'expose à la vengeance des érudits, personnages en général très bilieux : ils me traiteront de grec d'un jour; mais je me rirai de leur colère, pourvu que le public me tienne compte de mes grands travaux.

2o. Un vieux professeur de troisième qui, depuis environ cinquante ans, se nourrit de

supins et de gérond ifs, et qui loge à un cinquième étage de l'hôtel où j'occupe un appartement, a fait une ample provision de citations latines qu'il m'a cédées à bon marché; de sorte qu'elles m'appartiennent légitimement, et que je puis en disposer sans que personne en murmure. Je les semerai çà et là, comme des perles, dans mes préfaces, mes notes, mes avis au lecteur, même dans le corps de mes ouvrages; et je prétends bien que le public les prenne pour argent comptant. D'ailleurs, il est fort agréable pour un lecteur qui n'entend le français, de tomber sur un passage que d'Horace, de Virgile ou de Cicéron. Cela lui donne une haute idée de l'auteur; et il ne craint plus, en achetant son livre, de faire un mauvais marché.

3o. Je suis, de mon naturel, grand observateur; et depuis dix ans que j'habite Paris, j'ai fait une immense provision de pensées morales, de caractères, de portraits que, dans le secret de ma conscience, je préfère à tous ceux de La Bruyère. Je ne puis donc me dispenser de les publier; et si les critiques amers en jugeoient d'une manière moins favorable, je déclare, afin que personne n'en prétende cause d'ignorance, que j'en appellerai à la postérité. Voilà, pour ce qui me regarde individuellement. Maintenant

il faut que je fasse connoître trois personnages distingués avec lesquels je suis lié depuis mon enfance, et que je me propose de mettre quelquefois en scène. Comme ils n'ignorent pas le dessein que j'ai conçu de faire un livre, vaille que vaille, ils m'ont promis de m'aider de leurs conseils, et même de mettre la main à l'œuvre, lorsque mon génie, comme celui d'Homère, auroit envie de dormir.

Le premier est un ancien gentilhomme de la Basse-Bretagne, nommé Kerkabon. Il a parcouru diverses contrées, et n'a pas voyagé seulement dans son cabinet, comine quelques-uns de nos écrivains modernes : il a réellement visité plusieurs pays étrangers dont il a bien observé les lois, les coutumes et les mœurs. Il auroit pu s'illustrer tout comme un autre, en s'occupant sérieusement de coquillages, de plantes ou de cristaux; mais je ne crois pas qu'il ait recueilli dans ses courses lointaines la plus petite pierre ou le moindre insecte. Il a passé le Jourdain, et n'a pas rapporté une seule fiole de l'eau de ce fleuve célèbre; il a vu la maison de la Vierge, et n'en a pas extrait le moindre petit morceau de ciment. Enfin, il ne se souvient plus de quel côté souffloit le vent lorsqu'il étoit en Egypte, ni à quel degré se trouvoit le thermomètre lorsqu'il franchissoit les monts Alléghanis pour se

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