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tolérant, et nous le soupçonnons de jansénisme. Je le pousse quelquefois là-dessus; mais Kerkabon s'interpose toujours entre nous, et s'efforce de nous convaincre que ce seroit un grand malheur pour la société, si la philosophie et la religion étoient réellement incompatibles. Je cède volontiers à ses raisons; mais Duhamel est plus récalcitrant, et je crois qu'il se seroit séparé de notre société, si la reconnoissance ne l'attachoit au philosophe qui lui fit cadeau, il y a quelques années, d'un manuscrit cophte en vrai papyrus.

Au reste, notre bibliomane est très instruit ; il connoît bien ses auteurs classiques; il a même fait quelques excursions dans les littératures étrangères. Je l'ai toujours trouvé excessivement rigide sur les règles. Il ne se décide guère que d'après les autorités d'Aristote, d'Horace et de Quintilien; et de là vient peut-être son antipathie pour la plupart des ouvrages nouveaux.

Le troisième membre de notre société est un parent du philosophe, et se fait appeler le major Floranville. Il a passé quelques années de sa vie dans les garnisons, où il s'est distingué par son humeur enjouée et son goût pour le plaisir. Il est maintenant âgé de cinquante ans; mais «< le temps l'entraîne à reculons (1).». Il n'a perdu au

(1) Expression connue de Montaigne.

cune des habitudes de sa jeunesse; et comme il cache ses cheveux gris sous une perruque noire artistement travaillée, il n'a pas l'air d'avoir plus de quarante ans. Il est surtout remarquable par l'importance qu'il attache à la manière de se vêtir. Toujours à l'affût des modes nouvelles, il change régulièrement de costume tous les quinze jours; ce qui absorberoit bientôt son revenu, si Kerkabon qui n'a point d'autre héritier que lui, ne se faisoit un plaisir de suppléer à ses besoins, ou plutôt à ses fantaisies.

Il fait peu de cas des livres, et en parle souvent d'une manière un peu leste; ce qui donne de l'humeur à Duhamel. Le major prétend qu'un homme qui connoît le monde, n'a pas besoin d'autre science, et qu'il est en état de parler de tout avec connoissance de cause. Quant à lui, ses lectures se bornent au Journal des Dames et aux Feuilletons de M. Geoffroy dont il admire le savoir, le goût et l'impartialité.

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Comme Floranville est, suivant sa propre expression, un homme répandu, et qu'il passe sa vie dans les salons et dans les coulisses, nous le voyons rarement. Toutefois il a de l'amitié pour nous, et sa présence nous est agréable, parce qu'il ne manque ni de gaîté ni d'esprit, et qu'il a même quelquefois du bon sens; c'est lui qui nous instruit de toutes les nouvelles du jour, et

il est profondément versé dans les intrigues de théâtre. Il connoît toutes les actrices, et il ne tient pas à lui que nous ne croyions qu'il est fort avant dans leurs bonnes grâces. Sans le major, nous ignorerions une foule de choses importantes, telles que la chute ou le succès 'd'un vaudeville, le début d'une danseuse, l'indisposition d'un acteur, l'arrivée d'une basse ou d'un violon distingué. Il donne lui-même joliment du cor; mais il s'en abstient depuis quelques années pour ne pas faire de peine à Frédéric.

D'après ce que je viens de dire, on se doute aisément que sa morale n'est pas aussi sévère que celle de notre ami Duhamel. Cependant il se pique d'être homme d'honneur. Il s'est battu une fois en duel, parce qu'il s'imaginoit qu'un officier d'un autre régiment que le sien le regardoit de travers; et il ne reconnut que son antagoniste étoit louche qu'après lui avoir passé son épée au travers du corps.

L'un de ses plus grands plaisirs est de nous raconter ses bonnes fortunes. Il ne tarit jamais sur ce sujet, quoiqu'il soit vertement tancé par Kerkabon, lorsqu'il lui échappe quelques expressions peu favorables à l'honneur du beau sexe. Je ne m'étendrai pas davantage sur son caractère qui se développera suffisamment dans

la suite, et fournira la matière de quelques-uns de mes chapitres. Quant à moi, comme il faut avoir quelque chose en réserve pour soutenir l'attention du lecteur, je ne me ferai connoître plus particulièrement que lorsque je pourrai placer ma figure dans un cadre avantageux.

CHAPITRE II.

L'Amour-propre.

JE me rendis lundi dernier chez Kerkabon; que je trouvai sur le point d'aller faire une promenade aux Tuileries. Je le suivis; chemin faisant, nous aperçûmes, sur le quai Voltaire, un petit homme occupé à examiner quelques vieux livres. Ecartons - nous, me dit le philosophe, je crains que cet homme ne jette les yeux sur nous; je le connois, c'est un auteur. Que craignez-vous? répondis-je aussitôt ; il n'a pas l'air très redoutable. Eloignons - nous bien vite, répéta mon compagnon de promenade; ne voyez-vous pas cet énorme rouleau de papier qui sort en partie de sa poche gauche; cette vue me fait frissonner. C'est, gage, un nouveau poëme descriptif de sa façon; et si, par malheur, il m'apercevoit, nous serions forcés d'en entendre la lecture jusqu'au dernier hémistiche; rien ne pourroit nous sauver. Alors nous doublâmes le pas jusqu'à ce que nous fussions hors de la portée du petit métromane.

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