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rendre aux bords des grands lacs de l'Amérique du Nord. Je lui ai souvent entendu dire qu'il mettoit plus d'intérêt à connoître les mœurs des hommes que celles des animaux, et que le spectacle d'une société bien organisée, et fondée sur des lois sages, lui paroissoit le plus digne de fixer

l'attention d'un observateur.

Kerkabon est âgé d'environ soixante ans ; mais il est encore vert pour son âge, et ne se ressent en aucune manière des infirmités de la vieillesse. Quoiqu'il jouisse d'une fortune très considérable, et qu'il ait par conséquent un équipage, il se promène beaucoup à pied; et il prétend que cet exercice vulgaire contribue à le maintenir en bonne santé. Sa taille est élevée; mais il se courbe un peu en marchant. Le feu qui brille encore dans ses yeux, surtout au récit d'une action vertueuse, son front couronné de cheveux blancs, son nez aquilin, lui donnent une physionomie assez imposante. Il n'y a, d'ailleurs, rien de remarquable dans son habillement; il est très simple, et même négligé, ce qui fait qu'on l'a pris quelquefois, aux Tuileries, pour un Quaker; et au Luxembourg, pour un conseiller de l'Uni

versité.

J'entre dans ces détails parce que je suis convaincu, par ma propre expérience, qu'ils plaisent généralement au public. Je sais gré au

Spectateur Anglais de m'avoir appris qu'il étoit petit, taciturne, et qu'il avoit le visage court. Aussi, il n'y a point d'auteur que je lise avec plus de plaisir que Montaigne les particularités dans lesquelles il est entré sur sa personne, sur sa manière de manger, de boire, de dormir, de se lever, d'être assis, de marcher, d'aller à cheval, ne sont pas les parties de son livre qui m'inspirent le moins d'intérêt. D'après ces considérations, quoique mon nez soit d'une dimension peu élégante, je ne laisserai pas de faire graver mon portrait, et d'exiger, par testament, qu'on le mette au frontispice du Glaneur, s'il obtient, comme il est vraisemblable, les honneurs d'une seconde édition (1).

Pour revenir à mon ami Kerkabon, il est resté célibataire; et j'imagine que son goût pour les voyages et son amour pour l'indépendance l'ont empêché de former des nœuds qui eussent contrarié ses penchans. Les traits principaux de son caractère sont la franchise et la bonté. Tous les malheureux ont des droits

(1) Ce passage me fait présumer que l'intention de Freeman n'étoit point de publier cet ouvrage de son vivant. Nous verrons dans la suite combien il craignoit les inconvéniens de la célébrité. Il ne vouloit l'obtenir qu'après sa mort, et je désire qu'il n'ait pas fait un faux calcul.

(Note de l'Editeur.)

sur son cœur. Il aime à rendre justice au mérite; il en parle avec enthousiasme, et pardonne aisément les défauts et même les ridicules qui accompagnent quelquefois le génie ou la vertu. Je ne me souviens pas d'avoir entendu sortir de sa bouche un mot qu'il pût se repentir d'avoir proféré. Souvent il lui arrive de prendre un air sérieux lorsque je me hasarde à lâcher devant lui quelque trait satirique. Je sais ce que signifie cet air sérieux, et je change aussitôt de conversation. Indulgent envers les autres, il est très sévère pour lui-même; et dans notre petite société, nous ne l'appelons jamais autrement que le philosophe,

La seule foiblesse qu'on puisse lui reprocher, c'est un excès de partialité pour les femmes. Il faut qu'il ait été passionné pour elles dans sa jeunesse, et qu'il lui reste des souvenirs bien doux de ses sentimens; car il est toujours prêt à prendre leur défense. Il vous soutiendra que si elles ont des défauts, on doit les reprocher aux hommes; et que si elles étoient élevées et traitées convenablement, elles seroient toutes des modèles de sagesse et de vertu. Nous avons à ce sujet de fréquentes altercations; mais c'est un point sur lequel il n'entend pas raillerie : puisqu'il faut tout dire, nous pensons qu'il est amoureux; mais nous n'avons encore là-dessus

que des conjectures. Toutes ses habitudes sont connues, et il est certain qu'il ne voit aucune femme, ni chez lui, ni au dehors. Cependant, ce qui donne beaucoup à penser, c'est qu'il porte constamment à son cou une chaîne tressée en cheveux au bout de laquelle l'un de nous a cru apercevoir un portrait. Je ne désespère pas de pénétrer quelque jour ce mystère, et alors j'en ferai confidence au lecteur. Venons maintenant aux deux autres personnages qui composent notre société.

Le premier, nommé M. Duhamel, est un ancien avocat au parlement de Grenoble, qui est venu, depuis quelques années, s'établir à Paris avec son épouse et sa fille. Il vivoit très honorablement dans le Dauphiné, où il a laissé des amis et des parens qui le regrettent sans cesse, et voudroient le rappeler au milieu d'eux; mais il est retenu dans la capitale par un penchant irrésistible. Il a pour les livres une passion qui ne lui laisse aucun repos. Pour satisfaire à son aise ce goût dominant, il a loué près du passage des Jacobins, un hôtel tout entier, qu'il a converti en une vaste bibliothèque. Il a inondé de livres jusqu'aux cabinets de toilette de madame et de mademoiselle Duhamel. Il y a peu de jours qu'il donna congé à son portier, parce qu'il refusoit de laisser poser dans sa loge des

rayons destinés à recevoir la collection complète des Pères de l'Eglise. Ce qu'il y a de remarquable dans sa bibliomanie, c'est la préférence qu'il donne aux vieux livres sur les nouveaux. Il paiera un Sermonaire du quinzième siècle quatre fois plus cher que les OEuvres réunies de Bourdaloue et de Massillon. Il regarde avec plus de complaisance la Henriade de Garnier que celle de Voltaire ; et je sais qu'il possède une ancienne farce de la Passion, qui lui a coûté plus d'argent qu'il n'en faudroit pour acheter tous les théâtres des meilleurs auteurs dramatiques de l'antiquité et des temps modernes. Au demeurant, M. Duhamel a des qualités qui le rendent cher à ses amis. Quoique peu indulgent de son naturel, bon mari et bon père; et le seul déplaisir qu'il ait dans son intérieur, c'est de n'avoir pu jusqu'ici faire partager à sa femme et à sa fille son goût pour les livres. Il mène une vie exemplaire, et remplit ses devoirs de chrétien avec une grande exactitude; mais comme il faut que la passion qui nous domine se glisse partout, il se sert d'une Bible de Schoeffer, et ne porte à la messe qu'un livre de prières composé par le roi Louis XIII, dans les dernières années de sa vie.

J'ai dit que M. Duhamel étoit très religieux; je suis fàché d'ajouter qu'il est quelque peu in

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